Dans la ville de Man, capitale de la région du Tonkpi, un autre type de fumée envahit progressivement l’atmosphère. Ce n’est plus celle des feux de bois des quartiers populaires, mais celle, plus sournoise, des chichas. Longtemps considérée comme un simple loisir urbain, la chicha s’impose aujourd’hui comme un véritable phénomène de mode auprès de la jeunesse. Présente dans les maquis, les bars et même aux abords de certains établissements scolaires, elle s’érige en symbole d’appartenance sociale et de prétendue modernité, au mépris des dangers sanitaires qu’elle comporte.

Le constat est alarmant. De nombreux espaces de loisirs se transforment chaque soir en véritables “chichadromes”. Lors de notre immersion dans certains lieux de divertissement, l’air était saturé d’une fumée épaisse, comparable à celle d’un tunnel de sortie de cheminée, rendant la respiration difficile. Dans cette ambiance suffocante, des adolescents âgés de 10 à 25 ans fumaient librement, pipe en main, insouciants, sourires aux lèvres, comme s’il s’agissait d’une activité banale.
Des “chichadromes” en plein cœur de la ville
Dans l’un des établissements les plus fréquentés, le jeudi est même surnommé « jour de marché chicha ». Dès 17 heures, enfants, adolescents et parfois même de très jeunes fillettes s’y retrouvent. Pour certains, la fête se prolonge jusqu’à l’aube, au vu et au su de tous, sans crainte ni dissimulation, dans une atmosphère de totale permissivité.
« Ce n’est plus un simple effet de mode, c’est une plaie béante qui grandit chaque jour dans la capitale du Tonkpi », confie une habitante du quartier Commerce, visiblement préoccupée par l’ampleur du phénomène.
Autrefois cantonné aux adultes, le tabagisme s’est démocratisé au point de ne plus connaître d’âge. « Là-bas, femmes, enfants et adultes mangent à la même table », déplore Vassidiki Touré, commerçant au quartier Dioulabougou. « Même mes propres enfants en sont devenus de grands consommateurs », ajoute-t-il, le regard chargé d’amertume.
Au quartier Libreville, T.M., élève en classe de seconde, s’exprime sans gêne : « Je viens ici juste pour m’amuser un peu, ce n’est pas dangereux. On voit ça sur TikTok, et c’est devenu normal. » Un autre jeune, D.F., apprenti mécanicien, avoue consacrer parfois tout son argent journalier à cette pratique : « Quand on est stressé, ça calme. On se sent bien. Et c’est parfumé. »
Ces témoignages traduisent une banalisation inquiétante. Pour beaucoup, la chicha est perçue comme un simple rituel social, sans risque, loin de toute notion de dépendance. Pourtant, selon les spécialistes, une seule séance peut équivaloir à la consommation d’une centaine de cigarettes.
Silence des autorités, colère des leaders communautaires
Malgré l’interdiction formelle de fumer dans les lieux publics, les consommateurs de chicha semblent bénéficier d’une tolérance implicite. Les autorités locales et sanitaires peinent à endiguer un phénomène désormais profondément ancré dans les habitudes urbaines.
Cette situation suscite l’indignation des leaders communautaires. Le président de la jeunesse communale de Man, Gueu Kévin, interpelle :
« C’est triste de voir nos jeunes s’adonner à cette pratique. Je lance un appel aux autorités locales pour qu’elles agissent. On ne peut pas fermer les yeux sur un phénomène qui détruit notre jeunesse. »
Même son de cloche du côté du Conseil national des jeunes de Côte d’Ivoire (CNJCI), section Man. Son président, Bamba Ali, dénonce un laxisme évident :
« Les autorités savent parfaitement où se trouvent ces chichadromes. On ne peut pas prétendre ignorer la situation. Il faut des mesures fermes. Nous interpellons le ministère de la Santé et celui de l’Intérieur à agir avant qu’il ne soit trop tard. »
Les femmes de la commune s’élèvent également contre le phénomène. Pour Dosso Noëlle, présidente des femmes de la commune de Man :
« Ces espaces qui vendent la chicha polluent notre environnement et détruisent la morale de nos enfants. Nous accusons ceux qui autorisent leur ouverture. L’État doit agir avec fermeté. »
Un danger silencieux que beaucoup ignorent
Du côté des consommateurs, la perception est tout autre. Beaucoup s’accrochent à l’idée que la chicha serait inoffensive, puisque la fumée passe par l’eau. « La fumée est filtrée par l’eau, donc moins nocive. On fume pour le plaisir, et ça a une odeur parfumée. C’est plus chic et plus propre que la cigarette. En tout cas, moi je préfère ma chicha à toute autre chose », confie une jeune fille rencontrée dans un « chichadrome ».
Un autre habitué se montre tout aussi confiant : « Moi, je suis dans cette affaire de chicha depuis plus de cinq ans et je n’ai jamais eu de souci. Je ne sais pas ce que ça fait, mais moi je me sens bien. »
La banalisation est également entretenue par les gérants de ces espaces. L’un d’eux reconnaît, sous couvert d’anonymat :
« Aujourd’hui, sans la chicha, mon chiffre d’affaires chute. J’ai un restaurant, un espace ludique, un bar, mais on exige que j’y ajoute la chicha. Au départ, je n’étais pas pour, mais maintenant je n’ai presque pas le choix. Avec la chicha, les chiffres grimpent. C’est du marketing », confie-t-il, bien qu’il se dise conscient des risques.
Les professionnels de santé, eux, tirent la sonnette d’alarme. Le docteur K.Z., en service dans un centre de santé urbain de Man, prévient :
« La chicha est plus nocive que la cigarette. Le fumeur inhale des métaux lourds, du monoxyde de carbone et des produits cancérigènes, souvent sans en avoir conscience. »
Face à cette situation, le ministère de la Santé, de l’Hygiène publique et de la Couverture maladie universelle a annoncé des descentes de terrain pour contrôler les espaces de consommation et renforcer la sensibilisation des jeunes. Des campagnes de communication sont également prévues dans les écoles et les universités.
Un fléau à endiguer avant qu’il ne soit trop tard
À Man, la chicha séduit une jeunesse en quête d’identité, tout en l’exposant silencieusement à des risques sanitaires graves et parfois irréversibles. Les appels des leaders communautaires résonnent comme un cri d’alarme. Parents, éducateurs, autorités et forces de l’ordre sont désormais interpellés. Si rien n’est fait, la fumée de la chicha pourrait obscurcir durablement l’avenir de toute une génération dans la ville de Man.
Ce qu’il faut savoir sur la chicha
La chicha contient du tabac, de la nicotine, du goudron, du monoxyde de carbone et des métaux lourds. Une séance équivaut à la fumée d’environ 100 cigarettes. Elle peut entraîner dépendance, maladies respiratoires, cancers, troubles cardiovasculaires et infections. Chez les jeunes, elle favorise une dépendance précoce au tabac. Chez les femmes enceintes, elle peut provoquer des complications pour le fœtus. La chicha n’est pas une alternative saine à la cigarette. Même une consommation occasionnelle comporte des risques graves. La meilleure option reste l’abstinence ou le sevrage tabagique, avec l’aide d’un professionnel de santé.
Doumbia Seydou Badian
![]()







