À Man, une drogue de rue aux allures de comprimés anodins a envahi les quartiers, les mariages, les kiosques et même les cours d’écoles. On l’appelle « Kadhafi ». Derrière ce nom, un cocktail de substances psychotropes détourne une partie de la jeunesse, transforme les regards, brise les destins et sème la peur. Pendant plusieurs semaines, nous avons enquêté au cœur d’un phénomène qui gangrène silencieusement la capitale des Dix-Huit Montagnes.

Un poison né du désordre
Dans les quartiers populaires de Man, les regards vides et les gestes mécaniques traduisent un malaise profond. Le nom de ce mal : Kadhafi. Derrière ce surnom se cache un mélange de substances détournées de leur usage médical. Selon plusieurs anciens du quartier, son apparition remonterait à l’après-crise politico-militaire, profitant du chômage massif et du désœuvrement.
Ce mélange associe Tramadol, Diazépam, Valium, Tramaking, parfois des sirops codéinés et des boissons énergisantes. Les usagers parlent du “mélange de la force”. L’effet est brutal : euphorie, insensibilité à la fatigue, perte de contrôle, puis un effondrement physique et psychique progressif. À Man, la prise du “Kadhafi” est devenue une routine pour certains adolescents et jeunes adultes.
Mariages : Des lieux de fête devenus foyers de consommation
Autrefois symboles de joie, les mariages sont devenus des scènes de consommation massive. Des jeunes “ambianceurs” exigent désormais leur paiement en comprimés avant toute animation.
Un jeune que nous appellerons M.P. a fait de cette drogue un commerce régulier. Animateur autoproclamé, il utilise le budget reçu pour acheter et distribuer les comprimés durant les cérémonies.
« Je m’en sors bien. Je suis dedans depuis plusieurs années. Les couples exigent ça pour que le mariage soit en feu. Les jeunes veulent s’amuser sans retenue », confie-t-il.
Les comprimés sont partagés entre animateurs et parfois offerts aux invités. En quelques minutes, les visages se figent, les regards se perdent, les corps deviennent tremblants. Dans les kiosques à café et les “grins de thé”, les mêmes scènes se répètent : bave aux lèvres, regards hagards, démarche saccadée. Certains deviennent agressifs, d’autres sombrent dans une torpeur totale.
Même les élèves sont touchés. « Pour tenir pendant mes révisions du bac, je prenais des comprimés. À la fin, je ne pouvais plus m’en passer », avoue M.T.
Décès en série : Man endeuillée par les comprimés de la mort
Depuis plusieurs mois, des morts suspectes se multiplient à Man. En mars, un jeune du quartier Dioulabougou s’effondre en pleine rue. Quelques semaines plus tard, un autre perd la vie lors d’un mariage, retrouvé figé sur sa moto, incapable de bouger.
En juillet, un jeune fait un malaise dans un “grin de thé”. Une autre victime succombe pendant une soirée dite “sympa”.
L’un des cas les plus spectaculaires concerne un chauffeur de taxi, le 19 juillet, à la grande gare de Man, près du restaurant La Brioche. Il reste “planté” au volant avant de percuter un autre taxi, qui aboutit à son tour une moto, créant une scène de panique. C’est un passant, Zie Aboubakar, qui comprend que le chauffeur est inconscient. L’intervention rapide des sapeurs-pompiers lui sauve la vie, mais les occupants de l’autre taxi et les motocyclistes sont grièvement blessés.
Dans tous les cas, les mêmes signes reviennent : regard fixe, perte de conscience, tremblements, chute brutale, impression “d’avaler sa langue”.
Les quartiers Dioulabougou, Koko, Municipal, Mistro, Libreville ont tous connu des scènes similaires.
Plus inquiétant encore, des témoins dénoncent la présence de comprimés dissous dans des boissons, des sachets d’eau ou même dans des plats servis lors des cérémonies.
La peur s’installe dans les familles
La psychose gagne les foyers. Dans le quartier Air France, Doukouré Ibrahim, leader de jeunesse, témoigne :
« Ces consommateurs nous pourrissent la vie. Il y a du bruit, des agressions, des affrontements. On a peur quand il y a mariage. On a déjà appelé la police plusieurs fois. Ils ont saisi des comprimés dans des cours et des buvettes. Notre quartier devient un nid à drogue. On vit la peur. »
Les opérations de la Direction de la Police des Stupéfiants et Drogues (DPSD) se multiplient. Mais après chaque démantèlement, les points de vente renaissent dans d’autres zones.

Les jeunes leaders tirent la sonnette d’alarme
Pour Bamba Aly, délégué départemental du Conseil national de la jeunesse, la situation est critique :
« Si on continue d’enterrer des jeunes, c’est qu’on ne sent pas assez la répression. La DPSD travaille énormément, mais elle ne peut pas tout faire seule. Il faut des sanctions exemplaires, une vraie réglementation des kiosques. Les vendeurs sont connus. Il faut oser agir. »
Selon lui, la responsabilité est collective : familles, leaders communautaires et jeunes doivent rompre le silence.
La DPSD, contactée, confirme la gravité du phénomène. Des saisies ont été réalisées dans les quartiers Commerce, Kennedy et Zélé : des dizaines de comprimés de Tramadol, Diazépam et Kayashi retirés de la circulation.
Un responsable local confie :« Le commerce de rue est difficile à maîtriser. Les vendeurs changent de lieu, travaillent avec des intermédiaires et bénéficient parfois de protections. La dénonciation citoyenne est notre première arme. »
Les comprimés “Kadhafi” : circuits, types et ravages
Le marché est vaste. Il touche toutes les couches sociales, y compris certains corps habillés. Ces comprimés arrivent par des filières clandestines.
Selon un consommateur :Flamme rouge : stimule la virilité, troubles de la lucidité (800 à 1 500 FCFA) ;2-5 jaune : agit sur le système nerveux, favorise sommeil et appétit (100 FCFA) ; Paracétamol force fraîche : coupe l’appétit, redonne de la vigueur (1 000 FCFA) ; Pomme rouge : nervosité, stimulation de l’appétit (500 FCFA) : Tramaking : excitation marquée (1 500 FCFA) ; Tramadol : très répandu, souvent dilué (300 FCFA). Tafrodol : étourdissements, perte d’équilibre (300 FCFA) ; Tradolan : effet progressif, peu ressenti sur le moment (800 à 1 500 FCFA) ; Valium : sédatif puissant (1 000 à 1 500 FCFA) ; Rivotrine (béret rouge) : prise de risques accrue (1 000 à 1 500 FCFA) ; Tramaking 250/225 mg (4-4-1) : utilisé en quart par les chauffeurs. Seuls Tramadol, Valium, Rivotrine et Tradolan sont disponibles en pharmacie.
La consommation commence parfois dès 14 ans. En cas de surdose, des pratiques de secours sont évoquées : maintien de la langue, vinaigre ou huile rouge.
Ils ont survécu
Malgré les dégâts, certains s’en sortent. M.S., devenu entrepreneur : « Je prenais une plaquette de Tramadol par jour. Un soir, j’ai failli mourir. J’ai suffoqué. Ma cousine m’a sauvé. J’ai tout arrêté. » K.A., aujourd’hui enseignant : « J’étais un meneur. J’ai vu trop d’amis mourir. J’ai choisi la vie ». À Man, d’anciens consommateurs ont initié des actions communautaires pour alerter la jeunesse.
ENCADRÉ — “Wôrôly”, le réveil qui tue
Appelé Wôrôly (“avalement”), ce phénomène baptisé “réveillements” progresse silencieusement. Les comprimés portent divers noms : Béret rouge, Kadhafi-Traimou, DS/D10, Flamme, Rivo, Paracétamol Traimou. « Tu n’as plus honte, plus peur. Tu deviens courageux », témoignent des usagers.
Sans odeur, ils se diluent dans des boissons sucrées. Ces produits, qui viendraient de Guinée, se vendent dans des kiosques dits “express”, des fumoirs et des guettes.
Les conséquences selon les spécialistes sont lourdes : déshydratation, pertes de mémoire, troubles du sommeil, dépression, violences, crises d’épilepsie, overdoses mortelles.
À Man, le Kadhafi n’est pas qu’une drogue. C’est un révélateur d’un malaise social profond : une jeunesse abandonnée, en quête de reconnaissance ou de fuite. Face aux efforts de la DPSD, à la peur des parents et à l’angoisse des quartiers, le combat s’impose comme une urgence nationale.
Agir maintenant, c’est éviter que la génération d’aujourd’hui ne devienne la génération perdue de demain.
Doumbia Seydou Badian
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