Le phénomène de taxi communal à gaz butane est apparu dans la capitale régionale du Tonkpi, Man, en fin 2013 avec une dizaine de taxis communaux. Si le phénomène a eu un début timide dans la capitale du Tonkpi, force est de constater aujourd’hui, qu’il connaît un véritable regain, parce qu’un grand nombre roule au gaz butane. Entre peur d’incendies ou risque d’explosions en pleine circulation du fait de l’utilisation de gaz butane et devant la lassitude des autorités, les populations qui n’ont d’autre choix pour leurs déplacements s’en remettent à Dieu. Nous avons enquêté.
Le phénomène des taxis communaux qui roulent au gaz butane prend une propension des plus inquiétantes dans la capitale régionale du Tonkpi, Man. En effet, c’est au centre de la Côte d’Ivoire, dans la région du Gbêkê, précisément dans son chef-lieu de région, Bouaké, que ce phénomène est apparu. Aujourd’hui, aucune région, aucune ville n’y échappe. À Man, c’est dans le milieu des taxis communaux que le phénomène est le plus en vogue. Pour davantage comprendre cette situation, nous nous sommes rendus sur le terrain pour mieux appréhender les motivations qui nourrissent ce phénomène, qui devient de plus en plus préoccupant pour la ville de Man.
Entre le gazoil et le butane, le choix est vite fait
Le mardi 27 juin 2023. Nous sommes au centre-ville de Man. Nous décidons d’emprunter un taxi communal en destination de Gbepleu, un quartier populaire de Man. Une fois dans le taxi, nous engageons la conversation avec le chauffeur qui répond aux initiales de K.A. Il est chauffeur de taxi communal à Man, depuis bientôt sept (07) ans. Avec lui, nous essayons de mieux comprendre les aspirations qui fondent ce phénomène chez les chauffeurs de taxi-communaux.
« À Man, nous avons connu ce phénomène de taxis communaux qui roulent au gaz butane par le truchement de certains collègues chauffeurs venus de Daloa. Ils nous ont expliqué qu’il était très lucratif de rouler au gaz butane et nous ont rassuré que ce phénomène pouvait être bénéfique pour notre recette. C’est ainsi que certains de nos collègues ont décidé de rouler au gaz butane avec tous les risques que cela puisse avoir. Il fallait qu’on soit sûr que ce phénomène pouvait être profitable pour nous », introduit notre interlocuteur. Et de poursuivre : « Moi personnellement, j’ai décidé de remplacer mon gasoil par le gaz butane seulement pour ces raisons économiques. Vous savez quand on prend le carburant à la pompe, il varie souvent entre 13 000 et 15000 FCFA, voire 17 000 FCFA. À cela s’ajoute, la recette de 13000 à 15000 FCFA pour le propriétaire du taxi communal. Ce qui fait que nous autres les chauffeurs de taxis communaux, nous nous retrouvons à la descente sans un rond. Il nous arrive parfois de compléter la recette à cause du carburant. C’est comme ça, que j’ai décidé de prendre le gaz butane à la place du carburant, qui nous revient à trois (03) chargements au maximum par jour, ce qui nous revient à 7500 FCFA pour la journée. A raison de 2500 FCFA par bouteille. Un bénéfice de plus de 7500 FCFA qui peut servir à autre chose », précise K. A. Il va plus loin pour dire que si le phénomène connaît une forte croissance cette année, cela est dû au fait que le coût du carburant a connu une hausse.
Comme lui, tous ses camarades chauffeurs abondent dans le même sens et évoque les mêmes motifs. Certains reconnaissent la dangerosité de ce phénomène. Mais face aux gains engrangés le choix est vite fait. Car nombreux sont les chauffeurs qui vivent difficilement ou n’arrivent pas à joindre les deux bouts à cause du coût du gazoil. Aussi soutient-il que si un propriétaire n’est pas d’accord pour l’utilisation du gaz butane, il sera difficile pour lui d’avoir un chauffeur pour son véhicule. C’est, à l’en croire, une situation qui est pratiquement imposée aux propriétaires de véhicules. « Les chauffeurs savent la dangerosité mais ils se remettent à Dieu. Certains taxis ont déjà pris feu sans causer de dégâts matériels dans la ville. Les autorités savent que nous roulons avec le gaz butane, mais ils nous comprennent sûrement. En tout cas aucun contrôle ne se fait à ce sujet. Ce qui est le plus important ce sont nos patentes et le paiement de divers taxes », renchérit K. A.
Si certains chauffeurs semblent être heureux de cette situation, d’autres par contre la condamne. C’est le cas de Blé Marius qui trouve cet acte est suicidaire pour le chauffeur et ses clients. « Je préfère continuer avec mon gazoil pour éviter des prises de risque. À la moindre étincelle tout part en fumée et ce, pour économiser combien? Je ne peux pas attenter à la vie de mes clients. Je roule et je m’en sors avec ce que je gagne », indique-t-il.
Les avis sont donc mitigés sur la question. Pendant que certains condamnent d’autres trouvent que c’est mieux pour les conditions des chauffeurs. Notre second interlocuteur est rejoint par un autre chauffeur qui depuis plus de 15 ans est dans la conduite. Quant à lui, il estime que l’envie de faire du profit ne doit pas pousser les chauffeurs de taxis à exposer la vie de leur clients et la leur.
Une pratique jugée ‘’illégale’’
Le phénomène pour l’heure continue d’avoir la peau dure. Car aucun contrôle ni sanction n’est effectué par les forces de sécurité. Au niveau des populations, la question est pourtant fortement réprouvée. Car jugée nocives par celles-ci. Ou considérée carrément comme une porte ouverte au suicide. «À propos des taxis qui roulent au gaz butane, je suis contre. Car les conducteurs et les passagers sont parfois en train de fumer minimisant le risque d’un incendie que cela pourrait provoquer. D’autres communiquent sans gêne aux yeux et au su de tous. Ces actes sont en déphasage avec l’utilisation du gaz butane. À tout moment un incendie peut surgir. Nous sommes des calcinés en sursis, nous qui montons dans ces taxis qui roulent à gaz butane. En voulant faire des économies, on peut tout perdre en un battement de cils », martèle VAÏ VALÉRIE épouse Bih, présidente du collectif de la société civile pour la sécurité et la paix. Elle soutient que depuis que le phénomène a pris de l’ampleur, elle ne prend plus de taxi, elle préfère se déplacer à moto ou dans son véhicule de service. Car dira-t-elle : « Non seulement, ils sont dans l’illégalité totale. Ils nous exposent doublement comme si nos vies ne leur disaient rien. Ils roulent à tombeau ouvert et avec des cigarettes, téléphones au volant sans être gêné ». Aussi condamne-t-elle l’indifférence des autorités qui jusque-là, selon elle, ne passent pas à la phase de répression. « Les autorités ont cette fâcheuse habitude d’attendre que les drames se produisent pour accourir de partout. C’est déplorable », peste-t-elle. Pour, il urge d’gir pour endiguer ce fléau, notamment en fermant les lieux de recharge de gaz et en réduisant le coût du carburant.
Roger Sahi, humanitaire est lui aussi du même avis que Dame VAÏ Valerie et déplore lui aussi le mutisme des autorités face au danger que représente ces taxis. « Les autorités savent mais ne disent rien. Elles préfèrent prendre ce qu’elles ont à prendre et le reste ce n’est guère leur problème. Nous sommes entre la vie et la mort chaque fois que nous prenons ces taxis surtout la peur au ventre. Il n’y a pas si longtemps lors d’un rechargement de taxi un accident est survenu faisant un mort. C’est un secteur malheureusement en plein essor. Pour de l’argent on fait fi de nos vies », grogne-t-il. Pour lui, cette situation interpelle tous les usagers et si rien n’est fait plusieurs dégâts se produiront et chacun assumera sa part de responsabilité. « Les autorités policières devraient plus tôt mettre fin à ce problème au-delà des contrôles de routine. Il faut qu’elles passent à la phase de la répression avant que des situations graces ne se produisent », souhaite Djago Ricardo, jeune entrepreneur.
La règlementation du secteur, un vœu ardent
Par contre, il y’a des personnes qui eux ne condamnent pas ce phénomène et même l’encouragent pour diversifier les sources de revenus et permettre aux chauffeurs de taxis de vivre de leur métier.
Traoré Khalifa, ancien chauffeur, est lui d’avis contraire. Il estime que le métier de chauffeur est noble et que celui qui l’exerce doit pouvoir profiter de son labeur. « Il y’a des risques dans tout métier. Avec essence ou pas, il peut survenir un accident. Les chauffeurs méritent de vivre de leur métier. Et avec le gaz butane comme le carburant tout est facile et chacun y gagne », a-t-il affirmé.
Dans le même ordre d’idée, certaines populations approuvent le phénomène. Car disent-elles, il serait moins polluant et cela contribue à la réduction du gaz à effet de serre. « En Europe tous les transports en commun fonctionnent maintenant au gaz, c’est moins polluant que le diesel. Pour les taxis, il conviendrait que les modifications soient faites par des centres agréés, avec du matériel agréé, et que toute installation non conforme soit refusée au contrôle technique. Dans le cas de mise en conformité, le gaz est beaucoup moins polluant et moins cher que le diesel, ce qui permet aux taxis de garder des prix bas », précise Thierry Durand, un français vivant à Man.
Certains chauffeurs qui le font malgré eux souhaitent une diminution du litre de carburant « Nous ne sommes pas contre le fait qu’on arrête, mais que nos autorités revoient le prix du gasoil et trouve une entente avec les propriétaires de taxis qui nous impose une trop grande recette. Nous sommes des pères de famille et nous sommes conscients que nous sommes exposés, mais au-delà nous avons des obligations familiales », ajoute Karim Dosso.
Des incidents liés à l’utilisation du gaz butane dans les taxis ont été notés l’année dernière. Des engins ont été complètement calcinés à l’entrée de la ville, en venant d’Abidjan et même au centre-ville provoqué par un mégot de cigarette. Les risques, comme on le voit demeurent et sont très élevés. A défaut de l’interdire, il serait approprié de réglementer le secteur et prendre en compte les tenants et aboutissants du problème. En quelque sorte, un deal dans lequel chacun gagne.
Un secteur en plein essor mais…
N’empêche ! Il ne faut pas se cacher le fait que c’est un secteur en plein essor. Démarré timidement avec seulement deux points de rechargement, aujourd’hui la vile de Man en compte plus de 30. Sachant qu’un point de rechargement compte au moins une vingtaine de taxis parmi sa clientèle. Ils sont devenus des mines d’opportunités pour les opérateurs économiques. « C’est un secteur très porteur en plein essor. Les revenus sont énormes et il y’a plein de profit. On gagne notre vie grâce à cette activité. On ne va pas donner le montant, mais on paye des taxes et des droits aux autorités. On est même organisé en association », laisse entendre un opérateur du secteur qui a préféré gardé l’anonymat. Il nous explique que grâce à cette activité plusieurs centaines d’emplois ont été créés. « Nous savons ce que les gens pensent de cette activité. Mais grâce à cette activité plusieurs familles sont à l’abri du besoin. Et nous contribuons fortement à la lutte contre le chômage et la création de richesses. C’est pourquoi, nous nous sommes organisés pour voir dans quelle mesure nous pourrons mieux règlementer le secteur, afin de ne pas faire périr les usagers. C’est seulement les chauffeurs de taxis qui sont nos clients », a-t-il ajouté. Plusieurs opérateurs du secteur, eux n’ont pas voulu se prononcer sur la question, mais ils affirment tous qu’ils sont en train de faire mains et pieds pour sortir de l’informel. C’est pourquoi, à ce jour hormis ceux qui sont enregistrés dans l’association, aucun opérateur n’a le droit de pratiquer cette activité.
Le mutisme des autorités inquiètent
S’il est vrai que des textes existent sur l’interdiction de l’utilisation du gaz butane dans les taxis, le terrain par contre nous démontre tout autre chose. Ces chauffeurs de taxis roulent sans être inquiétés. Les contrôles de routine qui se font par les autorités portent essentiellement sur les papiers afférents aux véhicules de transport. Rares sont les hommes en tenue qui s’intéressent à l’utilisation du gaz butane dans les taxis communaux. Certains chauffeurs vont même à dire que les policiers sont conscients de ce qu’ils font et comprennent la situation. Certains policiers que nous ne citerons pas trouvent comme alibi, le fait de ne pas créer une fronde sociale en voulant arrêter tous les taxis. « La quasi-totalité des taxis communaux roulent avec du gaz. Si on décide de sanctionner, aucun taxi ne va rouler dans la ville. C’est pourquoi nous essayons de parler des risques avec ces derniers et voir comment régler cela. Sinon les textes existent», laisse entendre un lieutenant de police qui a requis l’anonymat.
Chaque jour, ce sont des milliers de personnes qui prennent les taxis communaux à Man. Vivement que les autorités s’impliquent afin de réglementer le secteur ou de l’éradiquer. La balle est dans leur camp désormais, opérateurs du secteur, chauffeurs et clients ont tous les yeux rivés sur elles.
Les conseils d’un expert
Le phénomène de gaz butane utilisé en lieu place du carburant dans les taxis fait couler beaucoup d’encre et de salive à Man. Certains Spécialistes du feu et autres experts en hydrocarbures tirent la sonnette d’alarme. C’est le cas du Lieutenant YOBOUÉ N’guessan Jean Enoch, Chef de centre de secours d’urgence de la région du Tonkpi qui fait savoir que cette pratique est dangereuse pour non seulement les usagers mais aussi pour l’environnement. « Cette pratique récurrente est vraiment très dangereuse pour les usagers mais aussi pour l’environnement, car ces voitures ne sont pas fabriquées d’origine pour fonctionner avec du gaz, et cette modification n’est pas sans conséquence lorsqu’on sait tout le danger que représente le gaz butane. Je conseillerai d’arrêter cette pratique », a-t-il affirmé. Toutefois en tant qu’expert du feu, le lieutenant appelle les propriétaires de Taxi, en vue de limiter les risques, d’avoir un extincteur dans leurs véhicules. Aux vendeurs de gaz, il souhaite qu’ils se mettent aux normes de sécurité incendie afin d’éviter toute catastrophe pour les populations.
Doumbia Seydou Badian