Man/ Forêt sacrée de Gbèpleu : La tradition au service de la biodiversité

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Les forêts sacrées sont des forêts communautaires qui sont identifiées par plusieurs appellations. Bois fétiche, site sacré naturel, sanctuaire boisé, bois sacré…elles sont gérées et préservées par des codes et interdits propres aux us et coutumes de chaque communauté. Ces peuples attachés à leurs traditions utilisent ces forêts pour perpétuer les rites de leur tradition. Sites autrefois dédiés aux initiations et rencontres de portée spirituelle, ces forêts communautaires sont aujourd’hui un rempart pour protéger la biodiversité.

« La Côte d’Ivoire compte 6926 forêts sacrées » selon le Directeur régional des eaux et forêts de la région du Tonkpi, le colonel Djan Yapo Evariste. La région du Tonkpi en compte une centaine et la plus importante de ces forêts est celle de Gbêpleu. Un sanctuaire pour les singes sacrés qui contribue à l’écotourisme dans la ville de Man. Cette forêt sacrée attire des touristes à Man au quotidien.

Le site initial de cet espace protégé par la tradition était le marché des ancêtres des populations de Gbêpleu. Elle est aujourd’hui une forêt primaire en face du lycée professionnel à l’ouest dans la ville de Man. D’environ 10 hectares avant 2010, cette forêt ne couvre qu’à peine 6 hectares de forêt dense et 1,5 hectare de jachère. « Cette forêt est en réalité à deux parties. Il y a 4 hectares de jachère qui est une réserve sur laquelle nos parents avaient planté des arbres fruitiers pour permettre aux singes et aux autres animaux de se nourrir et 6 hectares de forêts dense qui protège la tombe de notre ancêtre Manlé qui a été sacrifiée pour la prospérité de notre cité. Cette partie est inviolable et quiconque s’y hasarde en paye le prix de sa vie », a précisé le chef Goué Tiémoko. Selon lui, la réduction de la superficie du site est due au fait que des jeunes du village se sont permis de vendre une partie pour en faire des lots de construction. « Quand le chef de canton Gonse Pierre les a interpellés pour leur demander d’arrêter, il l’ont attaqué en justice et Dieu merci, ils ont perdu le procès. Ils avaient même vendu 1,5 hectare contigu au bois sacré à des professeurs qui voulaient y construire un collège. C’est cette partie que nous avons pu récupérer grâce à la ténacité du chef de canton. La direction régionale des eaux et forêt nous a aidé en y plantant des arbres dont des fruitier tel que des avocatiers des goyaviers, des bananier et autres », a-t-il souligné

Fleuron touristique, cette forêt dont la légende indique qu’elle abrite la tombe d’une jeune princesse vierge, enterrée vivante, sacrifiée pour garantir la prospérité de la capitale régionale du Tonkpi, est tout de même menacée. Cette forêt riche de son histoire, de sa symbolique et de son importance coutumière est un véritable sanctuaire pour la biodiversité à en croire les propos du chef de canton Man-campagne, Gonse Pierre, garant moral et spirituel de ce lieu d’adoration.

« En plus des singes que vous apercevez, il existe dans cette forêt de grands signes qui sortent très rarement de la forêt, il y a aussi des biches, des gazelles, plusieurs espèces de serpents dont un grand python. Toute apparition du grand python annonce un évènement malheureux », explique le gardien des us et coutumes de Gbêpleu, Goué Tiémoko, chef du village de Gbèpleu.

A vue d’œil, l’on peut constater dans cette forêt l’existence de plusieurs essences bien connues dont l’Ako, l’Iroko, le samba, l’acajou, le koto, le movingui, l’abalé, le fromager, le Kapotier, le samba, le Tiama et bien d’autres. Sa richesse floristique est incontestable.

Pour le directeur régional des eaux et forêts, le colonel Djan Yapo Evariste, les forêts sacrées sont les mieux protégées des forêts du domaine rural. C’est d’ailleurs ce qui explique les dispositions particulières prises aussi bien au niveau gouvernemental que régional pour renforcer cette protection. « Nous nous sommes rendu compte au niveau du ministère des eaux et forêts que compte tenu du caractère sacré de ces forêts, elles sont mieux conservées que les forêts du domaine rural. C’est la raison pour laquelle l’actuel président de la république lui-même a pris un décret afin de protéger les forêts sacrées en Côte d’Ivoire », a fait savoir l’officier supérieur des eaux et forêts.

Le décret N°2020-424 du 29 Avril 2020 définissant les modalités de protection des forêts sacrées est une décision administrative et politique qui rappelle l’importance des sites sacrés naturels pour la Côte d’Ivoire. En son Article 5, le décret précise que « les forêts sacrées sont enregistrées par l’Administration forestière ». Elles sont donc identifiées et protégées : « l’Administration forestière assure, en liaison avec les particuliers ou les communautés rurales concernés, la protection des forêts sacrées » (Article 6.a)

Les forêts sacrées sont des lieux de communication privilégiés avec les entités surnaturelles, les esprits des ancêtres ou des divinités vénérées pour leurs actions protectrices envers la communauté. Elles constituent quelques reliques forestières du domaine rural qui doivent bénéficier de protection en vue de préserver les essences aux vertus thérapeutiques qu’elles regorgent et ainsi contribuer à la conservation du patrimoine écologique local.

Le chef du village de Gbêpleu, Goué Tiémoko a aussi témoigné que cette forêt regorge toute une variété de plantes médicinales. « Je connais moi-même des plantes dont l’écorce soigne la dysenterie, des feuilles qui soignent le paludisme, la fièvre typhoïde, et autres. Des vielles femmes qui ont une parfaite maîtrise des plantes viennent souvent nous voir pour qu’on demande l’autorisation des ancêtres dans la case sacrée pour qu’elles partent prélever des feuilles ou des écorces pour faciliter l’accouchement, des plantes qui soignent les problèmes de maternité, plusieurs types de maladies des femmes, des maladie d’enfants. Elles ne pénètrent jamais la forêt seules, deux notables doivent toujours les accompagner », témoigne le chef coutumier. Il a précisé que toute pénétration dans cette forêt est soumise à une autorisation de la case sacrée. Celui qui viole ce principe peut s’égarer ou ne plus pouvoir ressortir sans l’aide des garants des us et coutumes. « Il y a quelques années de cela, quatre jeunes filles se sont permises d’aller chercher des bois de chauffe de dans cette forêt sans autorisation. Ne retrouvant plus de chemin du retour, elles ont passé toute la journée en train de pleurer, c’est leur cri qui a alerté les vieux et ils sont allés les chercher », se rappelle le chef du village de Gbêpleu.

Selon l’homme à la tête coiffée, cette forêt, quiconque la viole paie de sa vie. « Lorsque vous agressez cette forêt que c’est su, on vous interpelle est on vous inflige une sanction où vous devez apporter à la case sacrée des noix de cola, un coq blanc et un bélier. Ces animaux sont immolés devant la case sacrée pour des rituels. Un repas est fait avec de la viande que les gens mangent sur place. Mais si vous refusez, vous pouvez contracter une maladie incurable qui vous conduit à la tombe », a prévenu le garant des us et coutumes.

Engagement pour une conservation efficace

La forêt sacrée de Gbêpleu ou forêt des singes sacrés de Gbêpleu, patrimoine touristique et de biodiversité est sérieusement menacée du fait de l’urbanisation galopante de la ville de Man. Or, « les activités de déboisement ou de défrichement ou de toutes autres activités tendant à la dégradation des forêts sacrées sont interdites » selon l’Article 8.a du décret définissant les modalités de protection des forêts sacrées. Face à la pression de l’urbanisation, des dispositions ont été prises pour protéger le site selon le Directeur régional des eaux et forêts de Man, le colonel Djan Yapo. « Au niveau régional nous avons pris des dispositions pour protéger cette forêt. Le ministre de la culture et de la francophonie d’alors, Maurice Kacou Bandama a pris un arrêté pour inscrire cette forêt dans le patrimoine culturel de l’Etat. Notre ministre de tutelle sortant a pris un arrêté pour une protection spéciale de la forêt sacrée Gbêpleu. Pour notre part, nous avons mené un lobbying auprès de la mairie qui a procédé à la clôture », explique l’officier supérieur des eaux et forêts. Dans cette aire protégée, il est donc formellement interdit de chasser, les autorités lui ayant attribué un statut particulier, celui de patrimoine culturel national.

« Depuis que le ministre de la culture a inscrit cette forêt au patrimoine culturel national, avec la clôture que la mairie a construite, ce qui reste de cette forêt n’a plus connu d’agression, tout est respecté. Les jeunes qui ont attaqué le chef de canton en justice ont acheté un gros coq avec des noix de cola pour lui demander pardon. Ils ont même juré de ne plus répéter leurs erreurs », a révélé le chef Goué Tiémoko.

« Au plus haut sommet le président de la république a pris le décret N°2020-427 du 29 avril 2020 portant protection des forêts sacrées en Côte d’Ivoire. Donc l’Etat a pris le taureau par les cornes en donnant un statut juridique particulier aux forêts sacrées. Cela dénote de l’importance que l’Etat accorde à ces forêts. Pour notre part, en tant que spécialistes de l’environnement, il est important que les forêts sacrées de Côte d’Ivoire soient préservées et soient restaurées », a indiqué le colonel Djan Yapo Evariste.

A Man, l’administration forestière a entrepris des travaux de reboisement pour restaurer la zone dégradée de cette forêt. Cette opération qui a été menée selon le responsable des eaux et forêt à Man avec des essences locales mais aussi avec des arbres fruitiers dont des agrumes et autres devraient permettre aux animaux qui y vivent, de se nourrir de façon naturelle sans toutefois attendre à ce que des personnes viennent leur tendre des morceaux de banane.

Mais mieux, la direction régionale des eaux et forêt veut aller plus loin dans la protection de cette forêt sacrée en initiant un projet d’inventaire floristique et faunique pour déterminer réellement ce qui existe dans cette forêt.

Selon M. Djan, cet inventaire s’avère impérieux car il s’agit de connaître le potentiel aussi bien au niveau de la faune que de la flore dans cette forêt afin de pouvoir faire des projections sur la population des singes par exemple. Et pour des espèces floristiques en voie de disparition, la possibilité d’obtenir à l’intérieur de cette forêt des espèces pour constituer des semenciers.

En tout état de cause, les forêts sacrées, quelles que soient leurs tailles, contribuent à la séquestration du carbone, et sont même des puits de carbone. « C’est pourquoi nous sensibilisons la population pour que non seulement les forêts sacrées soient protégées et préservées, mais que chacun à son niveau accepte de planter un arbre et de l’entretenir pour contribuer à la conservation de l’écosystème », a conclu le Directeur régional des eaux et forêts.

Pour les habitants de Man, cette forêt a sa raison d’être dans la ville de Man. « Ce que j’ai remarqué ici à Man, c’est que dans le quartier Gbêpleu, il pleut beaucoup. Ce qui n’est pas le cas avec les autres quartiers. Parfois quand nous sommes à ici la pluie tombe et non loin à Dioulabougou où aux quartiers Sari ou Campus, qui sont des quartiers voisins, le temps est sec, et je pense que c’est cette petite forêt qui est à la base de ce climat particulier », fait remarquer Dely Gédéon, habitant du quartier Campus de Man.

Sanogo Mamadou, opérateur économique, qui a passé toute son adolescence à Man se dit fasciné par les singes qui ne sont pas agressifs vis-à-vis de l’homme et constituent un véritable attrait touristique après les cascades naturelles de Man-Zadepleu. « Je demeure convaincu que cette forêt, de par son caractère hautement sacré, est un refuge inviolable pour les animaux, et qu’en plus des singes, il y a plusieurs autres espèces fauniques qui s’y cachent. Pour moi, il n’y a pas meilleur endroit pour sa survie que cette forêt. Si j’étais un animal, cette forêt allait constituer mon biotope », a fait savoir Monsieur Sanogo.

Ce reportage a été réalisé avec l’appui de Eburnie Today et l’ONG IDEF dans le cadre du projet “Building the biodiversity media champion network in Côte d’Ivoire” exécuté par Earth Journalism Network et Internews Europe

Kindo Ousseny

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